La lutte contre l'illétrisme: parler pour mieux écrire

Publié le par Média Relais

imagesCA3LBBRS.jpgDu primaire au supérieur le constat est partout le même. Le Haut Conseil de l’Éducation créé en 2005 s’alarme du fait que plus de 15% des enfants qui rentrent en sixième ne maîtrisent pas le français écrit ou oral et 19 universités viennent d’instaurer des cours de français en première année de faculté. La lutte contre l’illettrisme, qu’il ne faut pas confondre avec l’analphabétisme, est une priorité nationale depuis 1998 mais tous les parents et enseignants font état d’une altération croissante de la langue qui entraine le développement des sites de soutien orthographique comme http://www.prolalie.fr

 

Lors de sa visite au Salon du livre le 29 mars 2010 Luc Chatel a présenté un plan pour prévenir l’illettrisme et susciter le goût de la lecture en déclarant qu’il fallait "agir de manière précoce, dès la maternelle, car c’est à ce niveau que les enfants s’approprient le langage et découvrent l’écrit." Le ministre a souligné la nécessité de "travailler dès le plus jeune âge, mais aussi tout au long de la scolarité, pour que la lecture ne soit pas perçue comme une contrainte mais réellement comme un plaisir." Remarquons seulement que M. Darcos disait en octobre 2008 que les enseignants de maternelle n’avaient pas besoin de bac plus cinq pour « faire faire des siestes à des enfants ou leur changer les couches », que c’est la réforme de Luc Chatel qui a continué à réduire le nombre d’heures de français dans le secondaire, et que le projet de budget 2011 prévoit le non renouvellement de 16.000 enseignants après une diminution d’environ 50.000 personnes entre 2007 et 2010. Il est au passage intéressant de pointer aussi que les responsables de l’EN ont depuis longtemps encouragé le développement et l’application de méthodes pédagogiques imbéciles, qui pour faire court utilisent un langage abscons totalement inadapté (référentiel bondissant aléatoire = ballon de rugby) et des apprentissages de la lecture fondés pendant trop longtemps exclusivement sur la méthode globale et le plaisir que l’enfant devrait en retirer immédiatement, quand on sait parfaitement qu’un certain effort pouvant entrainer un déplaisir momentané, mais contenu, est à la base de tout savoir. Quant aux inspecteurs, certains ne sont pas les derniers à laisser croire que les enseignants qui ne trouvent pas que Tintin équivaut à Victor Hugo sont des passéistes ou que les langues anciennes ne servent pas à grand chose. Il n’est pas jusqu’à notre président qui se gausse de Socrate comme de la princesse de Clèves tout en utilisant un langage châtié tel que « casse toi pauvre con ! ».

Pas plus tard que cette semaine Jacques Julliard s’insurge dans sa chronique du Nouvel Observateur intitulée « La princesse assassinée » que l’on parle de la « maintenance » des voitures au lieu de leur entretien ou de la « réhabilitation » des quartiers au lieu de leur rénovation, signes selon lui d’une « capitulation intellectuelle devant l’anglais ». Pourtant, même si cette anglicisation gagne du terrain, y compris dans les plus hautes instances européennes, il n’est pas sûr que ce constat soit exact même si je le rejoins sur le fait que l’affaiblissement du français mine les bases de la démocratie, la langue étant à la base de notre identité, individuelle et sociale, ce qui nécessite l’apprentissage d’un vocabulaire suffisant. Si l’on se limite au domaine de l’écrit il est banal d’affirmer que l’orthographe de notre langue est difficile, ce qui a suscité de nombreuses tentatives pour la simplifier. Cette querelle des Anciens et des Modernes dure d’ailleurs depuis les débuts de l’Académie française, en 1635 ! N’étant pas personnellement un adepte forcené des dictées de Pivot il ne me semble pas catastrophique d’écrire « éléfan » plutôt qu’ « éléphant » d’autant que l’étymologie du mot n’apporte rien de déterminant à sa compréhension. Le « nénufar », l’ « ognon » et le « portemonnaie » ne me font pas sauter au plafond et une simplification de l’orthographe est sans doute possible. Malheureusement celle-ci ne résout rien en profondeur pour la simple raison qu’il y aura autant de personnes qui ne sauront pas davantage écrire « éléfan » qu’ « éléphant » et que l’on aura tous les risques de voir apparaître la femelle d’un nouvel animal appelé « elle é fente ». Car les mots aiment nous jouer des tours, que les oulipiens et les psychanalystes connaissent bien, mais aussi nous raconter des histoires.
 
Et c’est là que le bât blesse car les parents d’aujourd’hui ne jouent plus guère avec les mots au sein de la famille et lisent sans doute moins d’histoires à leurs enfants, qui eux-mêmes lisent davantage de mangas que de vrais livres, pendant que le gouverne-ment en raconte beaucoup trop aux citoyens, lesquels ont la bêtise de les croire. La télé est devenue la grande nounou universelle qui garde sagement et presque gratuitement les petits dans leur chambre pendant que TF 1 vend du temps de cerveau disponible pour coca cola. Grâce à l’ultralibéralisme tout est devenu utilitaire et sérieux : le temps c’est de l’argent, alors les mots ne sont pas faits pour rigoler, mais pour faire vendre. La dimension symbolique du langage et la question du sens ont été insidieusement attaquées par des cohortes de gouvernants et de managers incultes qui à la place du lien interhumain qu’elles instaurent et garantissent ont fait miroiter du virtuel et du réel, et seulement cela, en laissant croire que ces vessies sont des lanternes qui vont éclairer les progrès de l’humanité. Pour Heidegger « Le langage est la demeure de l’être », mais celle-ci est devenue le temple d’un veau d’or utilitaire. Notre époque baigne dans un imaginaire débridé qui a pour corollaire bipolaire et prétendument rationnel, un « cognitif » pur et dur. Et ça cogne fort en effet dans la tête des enfants comme des adultes, au point de casser les mots, et même la syntaxe, ce qui rend le discours incompréhensible. Si j’écris que ce propos est « censément sain » et que cela devient au gré des variations « s’en s’aimant sein », ou « sans ciment saint » ou « sans ces machins », cela ne veut tout simplement plus rien dire du tout. Écrire « Quand pensez-vous ? » à la place de « Qu’en pensez-vous » ? peut se révéler assez maladroit. On voit par là que toute altération du langage est une atteinte de la pensée, et réciproquement, car le langage est de la pensée. Du coup il serait temps de s’apercevoir que cela représente un enjeu stratégique aussi important que la recherche de nouvelles technologies parce qu’il n’y aura aucune découverte majeure qui pourra se faire sans cet intermédiaire.
 
Alors quelles conclusions tirer de tout cela ? D’abord ce constat attristé que ces mots abîmés sont le signe des maux dont souffre notre société ce qui les rend si difficile à dire. Le corps social tout entier semble déprimé ou en panne d’idées pour penser le chômage, la précarité, l’absence totale de vraie concertation à tous échelons, les pressions professionnelles, la peur du lendemain, les désordres écologiques, les mensonges quotidiens des puissants, les tensions sociales entre des communautés artificiellement implantées ou entre des religions qui s’ignorent. Nos citoyens ont désappris à être libres et autonomes, à se parler, à créer, à s’apprivoiser mutuellement, à patienter, à s’engager de façon citoyenne, et à supporter certaines frustrations inévitables. L’instabilité des couples actuels et le nombre important de divorces rend la situation difficile à beaucoup d’enfants qui ballotés à droite et à gauche et déçus par des adultes ne représentant plus pour eux des modèles de vie, se replient sur des jeux vidéos ou entretiennent des langages factices sur des réseaux asociaux. La publicité déforme les mots et rend les achats compulsifs en faisant régresser la pensée formelle à un stade quasi sensori-moteur. La médiatisation planétaire incessante de l’information cherche constamment à submerger le citoyen par des émotions brutes : cette italienne qui apprend la mort de sa fille à la télé, les risques d’attentats, les mineurs engloutis, les meurtres et prises d’otages, les accidents ou conflits dans le monde entier comme si celui-ci était devenu transparent, tout ceci ayant pour effet de supprimer la distance d’analyse ou la nécessaire hiérarchisation de l’information que permet le langage, remplacé par des images trompeuses et des peurs irrationnelles qui détruisent tout esprit critique. Un langage sciemment perverti chez certains politiciens qui mentent effrontément et de façon répétée pour garder leurs prébendes ou qui se réfugient dans une langue de bois repliée sur elle-même.
 
La question du sens est donc essentielle si l’on souhaite pallier un peu les troubles du langage dont sont atteints nombre de nos contemporains, surtout les moins favorisés. La place des mots et la syntaxe ne sont pas là par hasard pour embêter les gens mais au contraire pour rendre le langage signifiant et compréhensible à autrui et permettre la communication avec ses semblables sans laquelle tout individu dépérit. Cette trame invisible de la langue est comme une généalogie familiale dans laquelle verbes, sujets, accords ou compléments, sont comme des personnes qui tissent des liens entre les vivants et les morts pour raconter une histoire que l’on a d’autant plus besoin de partager qu’elle est fondatrice de notre identité et de notre liberté. Ce point est tout particulièrement à souligner pour mieux répondre aux besoins de populations migrantes qui arrivent chez nous avec des traditions et religions différentes, ou parlent d’autres langages à la maison. Les histoires que l’on peut partager, mais aussi la nourriture et les fêtes, qui renvoient à l’oralité primitive de la langue, ou les contes que l’on raconte joue et dessine avant de les écrire (puisqu’on ne peut écrire sans savoir suffisamment bien parler) sont essentielles parce que ces personnes sont souvent en difficulté identitaire, donc potentiellement en précarité de violence, agie ou subie, et souvent les deux. A un niveau plus élaboré, et sans doute beaucoup plus tard, d’autres ressources moins dépendantes du concret pourront être utilisées. Ainsi de l’étymologie qui n’est pas un accessoire inutile ou élitiste mais plutôt un médiateur pacifique qui autorise à raconter une histoire des mots qui se confond avec l’histoire des hommes. Il est par exemple intéressant et drôle, surtout dans l’actuel débat sur les retraites, que le mot « négoce » vienne de « negotium » (négation de « otium » : le temps libre, le loisir, l’inaction). Il est donc absurde et contreproductif de dévaloriser l’enseignement des langues anciennes d’autant que celles-ci ont forgé tout le vocabulaire des sciences et de la philosophie que nous avons reçu en héritage et que nous avons le devoir de transmettre.
 
Il n’existe malheureusement aucune recette magique pour lutter contre l’illettrisme qui concerne encore 80 millions d’individus en Europe et qui a représenté en France, pendant des décennies, un pourcentage non négligeable et constant de conscrits. Aujourd’hui un renforcement des moyens humains, une meilleure formation des enseignants, et moins de déformations chez les responsables de l’EN, seraient nécessaire pour faire reculer ce fléau à condition que notre pays mette concrètement en œuvre plus de justice sociale, plus de démocratie et de participation, c’est-à-dire davantage de dialogue et de langage dans toutes les instances de la société, notamment dans les familles dans lesquelles prévalent la précarité ou l’hédonisme individualiste. Tout ceci n’est-il qu’un rêve ?

Article paru sur http://www.agoravox.fr/

Publié dans Zoom Actu

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